« Ulysse, » notes de lecture: Épisode 5

Home/Art et Zen/« Ulysse, » notes de lecture: Épisode 5

« Ulysse, » notes de lecture: Épisode 5

Lien avec Homère: Les Lotophages
Scène: le bain
Heure: 10 heures
Organe: Organes génitaux
Art: botanique, chimie
Symbole: eucharistie

Voici de nouveau Bloom, qui, ayant quitté sa maison, commence à tracer son chemin à travers la ville. Il ne retournera au 7 Eccles Street que bien plus tard, fatigué par ses méandres jusqu’au coeur de la nuit étoilé.

Le parallèle homérique dans cet épisode est simple, et l’action et le langage le sont aussi. Pour l’essentiel, l’épisode nous est raconté à travers le monologue intérieur de Bloom.

Dans l’Odyssée d’Homère, les vents ont amené Ulysse et ses hommes sur les côtes du pays des Lotophages. Certains des hommes d’Ulysse s’aventurent à l’intérieur de la terre et mangent une spécialité locale offerte par les gens du pays, les fleurs de lotus narcotiques. (Le pays des Lotophages est peut-être l’actuel Djerba.) Ainsi drogués, les hommes oublient toute souvenir de leur voyage et de leur désir de rentrer chez eux. Ulysse, par contre, ne mange pas la plante et donc il reste éveillé. Il va réussir à réveiller ses hommes de leur stupeur et de leur léthargie – de leur illusion – et il va les ramener aux bateaux pour ensuite continuer le voyage.

Bloom aussi reste éveillé, au milieu des multiples « fuites » des dublinois errants. Tandis que l’épisode 2 (Nestor) – l’épisode parallèle à celui-ci – a démontré un attachement au passé et une volonté de rester figé dans « le cauchemar » de l’histoire, l’épisode 5 montre que les Lotophages de Dublin sont figés – ils ne sont pas pleinement présents – car ils sont « endormis » et-ou « drogués. » Ils ont opté pour l’anesthésie plutôt que pour l’éveil. Ils sont aveugles, ne voyant ni leur vraie nature, ni le monde qui les entoure.

Cependant, dès la première phrase, Bloom marche « d’un pas mesuré » (« soberly, » ou sobrement, dans l’original). Il est 10 heures, et il se dirige vers le bureau de poste, où il espère trouver une lettre, en poste restante, au nom de Monsieur Henry Flower. Au milieu du climat de léthargie générale (la prose de Joyce reflète bien cette atmosphère), l’esprit de Bloom reste clair et souple; il remarque, réfléchit, associe librement. Bien que tenté par un désir de s’évader du présent – il pense avec envie au dolce far niente de l’Orient, « Ne remuant pas le petit doigt de la journée » – Bloom, comme Ulysse, y résiste.

Sur son chemin, Bloom s’arrête à la poste, dans une église, à la pharmacie et, enfin, aux bains turcs. Chaque endroit présente des tentations capables d’arrêter le voyageur solitaire sur la voie de l’éveil. Mais Bloom, tout au long de l’épisode, demeure attentif, observant sans cesse ses pensées, remarquant vivement un millier de détails de lui-même, des autres, et de la ville tout autour.

Plusieurs rencontres avec des individus présentent des dangers de distraction potentiels pour Bloom. Il rencontre d’abord M’Coy, souhaite « s’en défaire et vite, » et donc il lui dit qu’il ne va « nulle part en particulier. » Voici Bloom manifestant la non-personne allant nulle part (car elle y est déjà). Mais M’Coy est un divertissement non-souhaité: Bloom a hâte de lire la lettre de Martha, sa correspondante-maîtresse, et en même temps, devant l’hôtel en face, il aperçoit une jolie femme dont il ne peut qu’entrevoir car la tête de M’Coy obscurcit sa vue. Anticipant une tactique fréquente de M’Coy qui consiste à emprunter une malle pour une prétendue tournée de chante de sa « bourgeoise, » Bloom annonce à celui-ci la tournée imminente de Molly. « Qui monte ça? » demande M’Coy; la tournure de phrase renvoie Bloom toute suite aux pensées de Molly et de Boylan, son manager et bientôt son amant. « Pas encore levée. Aux marches du palais, aux marches du palais, sa brioche attendait. … Dame brune et homme blond. Lettre. Chat boule de fourrure noire. Morceau d’enveloppe déchirée. » Quand Bloom a quitté la maison, Molly, toujours au lit, n’était « pas encore levée, » et Boylan aussi ne l’était pas encore, pour ainsi dire. Toujours est-il que la rencontre avec M’Coy est une non-rencontre, car la conscience de Bloom fait face à l’inconscience de M’Coy.

Bloom croise aussi Bantam Lyons, qui lui demande s’il peut consulter son journal (une autre sorte de drogue). Lyons cherche un tuyau pour parier sur un cheval de course dans l’Ascot Gold Cup qui va se dérouler plus tard dans la journée. Bloom veut se débarrasser de Lyons aussi, et donc il lui dit qu’il peut garder le journal car « il fallait que je jette ça. » Inconscient, figé dans la perspective de son soi limité, Lyons prend cette remarque pour le tuyau en question. La remarque innocente de Bloom, « il fallait que je jette ça, » va avoir les conséquences importantes (karmiques) plus tard: En effet, un cheval du nom de Jetsam gagnera la course, bien que Lyons n’ait pas suivi le prétendu « tuyau » de Bloom.

L’épisode précédent (Calypso) s’intéresse aux organes internes, mais cet épisode s’occupe des organes externes – la peau, le pénis, le visage, etc. L’épisode précédent offre de la nourriture et de l’excrément, de la chair humaine et de la chair animale réunies, tandis que cet épisode propose l’humain et le végétal ensemble – les plantes, les fleurs, les drogues, les parfums et l’encens. Là où Calypso présente les choses solides, l’épisode des Lotophages est traversé par toutes sortes de liquides et un motif constant de l’eau. Les divertissements sensoriels de Calypso sont des stimulants, tandis que l’épisode des Lotophages est plein d’anesthésiants et de drogues: vin, porter, tabac, religion, remèdes sur les étagères du pharmacien, jeux de pari, bain chaud.

Bloom s’arrête dans l’église All Hallows, où il observe le rituel de la communion. Voici le symbole choisi par Joyce pour cet épisode, l’eucharistie. Bloom regarde les femmes agenouillées, la bouche ouverte, recevant la communion de la main du prête, qui murmure en latin: « Un stupéfiant pour entrer en matière, » pense Bloom. « Ferme les yeux, ouvre la bouche. » Le rituel – la religion en général – rend aveugle et « apaise toute souffrance, » pense Bloom, « Eh bien je parie que ça les rend heureuses. » Il se demande si les hosties se trempent dans l’eau, puis il pense au corpus, corps, corps mort. À la fin de cet épisode, il est évident que Bloom lui-même est l’eucharistie, flottant dans sa baignoire-calice à « la mosquée des bains. » « Ceci est mon corps, » pense-t-il, et les mots nous rappellent les paroles du Christ. Bloom est un homme entier, un homme éveillé, homme ordinaire divin plutôt que divinité ressemblant à l’homme.

Les arts de cet épisode, la botanique et la chimie, sont toujours présents: à travers le rituel de la communion, avec les fleurs, les bougies et l’encens; dans le nom de Bloom et son nom de plume, Henry Flower, et dans le nom de son père, Virag ; chez le pharmacien; avec le savon citronné qu’achète Bloom et avec la fleur sèche que Martha joint à sa lettre.

Il y a de nouveau des références au thé et au chapeau de Bloom, et aussi des réflexions sur le Bouddha, sur l’île de Ceylan (un berceau du bouddhisme), et l’Orient (« Un chouette coin que ça doit être: jardin du monde… »). Dans son bain, Bloom fait ce que Stephen n’a fait que penser dans l’épisode 3: « Vous voulez être comme des dieux? Contemple ton omphalos. » Ses yeux sont grands ouverts devant l’impermanence – « Canicule. Ne durera pas. Toujours il fuit, le fleuve de la vie… » – et devant son corps oh combien humain, son « père alangui de multitudes, fleur flottant languide. » Ceci est une métaphore pour la fleur de lotus souvent évoquée dans le bouddhisme, une fleur qui émerge de l’eau boueuse de la vie ordinaire, et qui symbolise aussi ici les organes génitaux et Bloom/Flower lui-même.

Chez le pharmacien, Bloom observe les préparations diverses et variées, les herbes, les pommades: « La guérison là où on l’attend le moins, » pense-t-il. « Ruse de la nature. » Mais ces réflexions pourraient concerner aussi Bloom lui-même. Joyce disait que Bloom n’était pas un bonhomme, mais un homme bon. Il fait du bien sans chercher à le faire, sans souci des mérites éventuels, et sans attendre de la reconnaissance. Il fait penser à l’idéal bouddhiste du bodhisattva. Toute la journée, les autres ne tiennent pas vraiment compte de lui, on ne le regarde point, ou bien on se moque de lui et il est même dénigré. À l’exception de Stephen et de Molly, les dublinois (drogués, endormis, ignorants) ne voient pas Bloom – qui ne cherche pas d’ailleurs à être vu – de même qu’ils ne voient pas leur vraie nature.

Un motif qui sera récurant dans les épisodes suivants, « les conserves Plumtree, » est introduit dans cet épisode. Ce motif fait écho à celui des pots et du calice, et il est associé à Molly (« une sorte de pot de viande, » écrit William Tindall), les  » marmites d’Égypte débordant de viande, » etc., et aussi à Bloom, dans sa baignoire-calice. Un pot est un conteneur, comme le corps est un « conteneur » dans lequel ce que nous appelons la non-forme se manifeste. La publicité que Bloom lit dans son journal dit qu’une maison est « incomplète » sans les conserves Plumtree, mais « avec elles un paradis. » Il s’agit de nouveau d’un des thèmes centraux, celui de devenir « un, » complet, ici et maintenant, au cœur de ce monde des formes dans lequel la non-forme insaisissable est incarnée.

En plus des autres éléments associés à chaque épisode, Joyce a identifié une « technique » pour chacun. Pour cet épisode, la technique est « le narcissisme. » Le monologue intérieur est prédominant, ce qui reflète l’introspection de Bloom, qui « se penche au-dessous du miroir de lui-même, » comme écrit Stuart Gilbert, « bercé par l’écho de sa voix intérieure. » Ceci est le narcissisme du contemplatif. C’est le chemin du regard vers l’intérieur, qui mène à la connaissance de soi. Dans la mythologie grecque, Narcisse est tellement épris de sa propre image, dont il voit le reflet dans l’eau, qu’il tombe dedans – au désespoir d’Écho – avant de réapparaître en fleur. Mais il y a une autre possibilité: Narcisse voit pour la première fois son vrai « visage, » et donc l’écart entre son « vrai » et de son « faux » être disparaît, l’illusion d’un soi limité meurt et la fleur de son être véritable s’ouvre. Cependant, pour que cette non-séparation se réalise, il est nécessaire de se regarder vraiment, et parfois on appelle « narcissisme » cette contemplation du soi.

— Amy Hollowell Sensei

By | 2017-04-04T06:58:23+00:00 mai 29th, 2007|Art et Zen|2 Comments

About the Author:

Enseignante Zen et poète, Sensei Amy “Tu es cela” Hollowell est née et a grandi à Minneapolis, aux Etats-Unis. Arrivée en France en 1981 pour étudier la littérature et l’histoire, elle y est restée, s’installant à Paris, où elle élève ses deux enfants et gagne sa vie en tant que journaliste. The Zen teacher and poet Amy “Tu es cela” Hollowell Sensei was born and raised in Minneapolis, but came to France in 1981 to study literature and history and has lived in Paris ever since, raising her two children and making a living as a journalist.

2 Comments

  1. Tu es cela 7 avril 2008 at 11 h 05 min - Reply

    Un résumé: Oui.

  2. NANOUNELLE 8 mars 2008 at 15 h 10 min - Reply

    FAITE UN RESUME SA VA ETRE PLUS SIMPLE MERCI

Leave A Comment