‘Ulysse » notes de lecture: épisode 4

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‘Ulysse » notes de lecture: épisode 4

Lien avec Homère: Calypso
Lieu: la maison
Heure: 8 heures
Partie du corps: le rein
Art: la science économique
Symbole: la nymphe
Couleur: Orange

La deuxième partie d’Ulysse commence avec l’épisode 4. Dans la première partie – les trois premiers épisodes – Stephen Dedalus, le poète-philosophe à l’esprit vif, nous a été présenté. Stephen est un jeune homme de pensée plutôt que d’action, de l’esprit plutôt que du corps, et le langage et le style qu’emploie Joyce dans ces épisodes reflètent ceci. Mais au moment où Protée (épisode 3) se termine, Stephen a évolué. Il commence à prendre conscience du monde au-delà de son soi isolé et à s’ouvrir vers « l’extérieur. » On voit son mépris des autres vaciller quand il se tourne pour vérifier si l’on l’a vu fouiller dans son nez, et il aperçoit au loin un bateau, le Rosevean, qui avance silencieusement.

Maintenant nous allons rencontrer le héros voyageur de Joyce, le vendeur de publicité Leopold Bloom. Bloom, la quarantaine, est le mari de Marion (Molly) Bloom et le père d’une fille, Milly, 15 ans, et d’un fils, Rudy, un nourrisson qui est mort 11 ans auparavant. Bloom est un juif non-pratiquant qui vit dans le Dublin catholique. Sa femme est née à Gibraltar, d’un père officier militaire, le Major Brian Cooper Tweedy, et d’une mère juive espagnole, Lunita Laredo. La voluptueuse Molly est une soprano d’un certain talent, mais quand le lecteur d’Ulysse la rencontre, elle est au lit, comme dans cet épisode.

Après les trois épisodes où nous sommes plongés dans le royaume brillant des pensées, des mots et des idées du jeune Stephen, Joyce nous ramène à la terre avec Bloom, l’homme mûr, et aux merveilles quotidiennes du monde de la chair. Le nom de Bloom – traduit du nom de son père hongrois, Virag, qui veut dire « fleur » – est emblématique de ce qu’il représente: « quelque chose de remarquable mais de non prétentieux qui émerge de la terre ordinaire, » comme a écrit Anthony Burgess.

La Calypso d’Homère est la nymphe qui a gardé Ulysse captif pendant sept ans dans sa grotte, où il s’est adonné aux plaisirs de la chair plutôt que de continuer sur le chemin de retour vers sa femme, Pénélope, et vers son fils, Télémaque. Calypso veut dire caché ou voilé en grec. Joyce a voulu que Molly incarne plusieurs aspects de la femme: dans cet épisode elle est la Calypso de Bloom et plus tard elle sera sa Pénélope. Bloom est peut-être le « captif » de la nymphe qui préside chez lui, Molly, dans « la chaude pénombre jaune » de leur chambre, bien que le couple n’ait pas eu de relations depuis 11 ans. Mais il est plus captif en Irlande, car il est un juif errant parmi les dublinois catholiques. Dans un sens plus large, il cherche comme Stephen à devenir complet et il est aussi captif de son soi incomplet. Pour le moment, il est aussi le père « caché » que Stephen cherche, et celui-ci est le fils « caché » que Bloom cherche.

Dans la structure du livre, cet épisode (4) correspond à l’épisode 1, l’épisode 2 correspond au 5, et le 3 au 6. Comme l’épisode 1, l’épisode 4 traite principalement de l’espace plutôt que du temps. Nous sommes ici immergés dans le monde concret de la forme et surtout dans le corps et ses fonctions. Stephen n’étant pas « incarné, » Joyce n’a pas donné des parties du corps pour les trois premiers épisodes. Bloom, par contre, est un homme du corps. Dorénavant, chaque épisode aura sa partie du corps, qui fonctionnera toute seule et aussi comme partie intégrale du Corps Unique qui est Ulysse. Plus généralement, si Stephen est l’esprit (et l’absolu, l’impalpable), Bloom est le cœur (et le relatif, le concret).

L’organe de cet épisode est le modeste rein. Quand nous rencontrons Bloom, il a faim et il a « les rognons en tête. » (Dans un schéma précédent d’Ulysse, Joyce a aussi indiqué le vagin comme organe pour cet épisode.) Il est 8 heures et Bloom se déplace « à pas légers » dans la cuisine au sous-sol de sa maison au 7 Eccles Street, où il prépare le petit-déjeuner pour sa femme, qui dort toujours au premier étage. Nous apprenons que Bloom « se régalait des entrailles des animaux et des volatiles, » et cette matinée du 16 juin 1904, il envisage de manger un tel délice au petit-déjeuner. Le rein est un organe utilitaire, et il est aussi un agent de transformation qui filtre nos déchets liquides. Cet épisode est parsemé d’allusions aux entrailles et à la chair, car maintenant nous sommes vraiment dans le corps.

Le lieu est la maison de la famille Bloom. L’action se déroule dans la cuisine au sous-sol (une grotte), dans la chambre (une autre grotte, où il y a un tableau d’une nymphe au-dessus du lit dans lequel Molly, une sorte de nymphe, se réveille), dans les chiottes (encore une grotte). Dans cette maison, l’escalier craque, l’armoire grince, le plateau du petit-déjeuner a une bosse, les anneaux de cuivre desserrés du lit cliquettent: Ceci est le vrai monde (im/parfait) des choses telles qu’elles sont. Bloom émerge de la pénombre de la maison (et plus tard des chiottes) à la brillante lumière du jour pour se procurer un rognon chez le boucher Dlugacz (un autre exilé juif).

Au même moment, dans l’épisode 1, Stephen, Mulligan et Haines déjeunent dans la Martello Tower, à quelques kilomètres de chez Bloom. Les jeunes mangent les œufs, mais Bloom pense qu’il n’y a pas de bons œufs avec la sécheresse et décide de prendre un rognon. Bloom, qui est ancré dans son corps et dans la maison qu’il partage avec sa femme, a un sens aigu de la nature, de ses mouvements et de ses saisons; Stephen, qui vit dans son esprit et dans une tour d’une façon provisoire avec d’autres célibataires, n’a pas cette conscience. Là où Bloom est bien enraciné, Stephen est éthéré. Là où Stephen dénie et est négatif, Bloom affirme et est positif.

Bloom prépare son petit-déjeuner et celui de Molly, et il donne du lait à la chatte; Stephen ne nourrit personne, et il ne mange le petit-déjeuner que parce que Mulligan le lui a préparé. Bloom chie, prenant un énorme plaisir à le faire en lisant une revue populaire, Titbits; Stephen pisse (une fonction du corps lié aux reins), espérant finir vite l’affaire, avec le grand Aristote en tête. La matière fécale est solide et substantielle; l’urine est fluide et fugace.

La science économique est l’art de cet épisode. Il s’agit d’une science pratique avec comme but la gestion du ménage domestique. C’est aussi l’étude de la production et de la consommation des produits du monde matériel. Bloom est ici à la maison, en train de faire la cuisine, de manger et de chier, et il ira faire une course dans le quartier. Il s’occupe de la gestion de son corps aussi bien que de la gestion du ménage dans Eccles Street qu’il partage avec Molly. Elle figure beaucoup dans ses pensées ce matin, comme la « gestion » de leur relation. Quand il ramasse le courrier, il trouve une lettre adressée à sa femme d’une « main de flam, » dont il va découvrir qu’elle est celle de Flam Boylan, le manager de Molly et un de ses nombreux prétendants.

Certains des thèmes-clés du livre sont introduits dans cet épisode, et ceux-ci vont se répéter à travers Ulysse. Parmi ces thèmes il y a le motif de la grotte et la notion d’émerger de l’ombre (de ce qui est caché ou voilé) vers la lumière (ce qui est vu ou dévoilé). L’ombre de nos entraves est constamment contrastée avec la lumière de la libération de notre soi limité. Ceci rappelle la lutte de Stephen dans Protée avec le visible et l’invisible. Encore et encore, les pensées de Bloom se tournent vers l’Est, vers les merveilles de l’Orient avec son soleil chaud et ses ombres fraîches, et il s’imagine y allant « au hasard des rues, à l’ombre des auvents. » Les pensées et des images de l’Orient et des notions bouddhistes continueront à apparaître à travers le livre.

Il y a des références discrètes dans cet épisode aux choses ordinaires, telle une clé, un chapeau, du thé, des vaches ou des melons, qui sont déjà apparus dans les épisodes précédents et qui vont réapparaître plus tard. Stephen et Bloom vont chacun sortir sans clé, le premier ayant donné la sienne à Mulligan, le second ayant laissé la sienne dans la poche d’un autre pantalon. Stephen met un chapeau « du quartier latin, » flasque et sans forme, le contraire du chapeau melon bien ferme de Bloom. Dans son rêve, un étranger venu de l’Est offre à Stephen un melon; Bloom imagine la terre promise d’Agendath Netaim riche en champs de melons. Bloom vérifie sous la bande de cuir à l’intérieur de son chapeau avant de le mettre: Il s’assure qu’il y a toujours un petit papier blanc (que nous allons revoir plus tard). Stephen et Bloom voient le même nuage couvrir le soleil au même moment, bien que quelques kilomètres les séparent. Tous les deux prennent du thé et le petit-déjeuner au même moment, comme font Molly, Mulligan et Haines, et tant d’autres dublinois et d’innombrables autres êtres partout. Stephen et Bloom sont tous les deux en train de penser aux femmes, mais Bloom pense à des femmes précises et à leur corps vu de près – les « jambonneaux » de la bonne de ses voisins, « la chair généreuse dans la chaleur du lit » de Molly et « ses gros tétons doux qui pendaient sous sa chemise de nuit comme les pis d’une chèvre » – alors que Stephen pense aux femmes en général, vues de loin.

Ainsi, Joyce introduit les interconnections qui se manifestent partout à chaque instant de la vie, et nous offrent les aperçus subtils du fonctionnement des parties et de la totalité, du relatif et de l’absolu, et de l’interdépendance de tous les phénomènes. Il nous propose de voir au-delà d’un point de référence isolé, et ouvre notre conscience à ce qui transcende l’espace et le temps. En présentant Stephen et Bloom comme distincts, il suggère qu’ils ne sont pas séparés.

Dans cet épisode organique, il y a des rappels constants de la fertilité et de l’infertilité, de la croissance et du changement. Bloom mange et chie. Il imagine les champs abondants et fertiles à Agendath Netaim et il regarde son jardin desséché (Dublin est en période de sécheresse) en route pour les chiottes (où il va produire du fumier). « Le sale nettoie, » pense-t-il. « Remettre en valeur tout le coin. » Rien n’est gaspillé, tout est important, tout pousse, fleurit, meurt. Lisant la lettre de sa fille, Bloom ressent « un léger malaise, regret » avec l’idée de Milly devenant une femme, une de ces « belles filles du bord de mer. » Puis avec une sagesse discrète, il pense, « Ça arrivera, c’est sûr. L’empêcher. Inutile: impossible d’intervenir. »

D’une façon typiquement joycienne, un des thèmes les plus importants du livre est présenté sans cérémonie dans cet épisode. (Ceci est un rappel qu’il faut être attentif à tout dans Joyce, et dans la vie de tous les jours également.) Molly demande à son mari ce que veut dire un mot dans le roman qu’elle lit, Ruby: la perle du cirque. (Molly trouve ce roman insatisfaisant, car, elle dit, « Il n’y a rien de cochon dedans. » Elle préfère les œuvres d’un certain Paul de Kock. « Joli nom, hein? » dit-t-elle. N.B. En anglais, le mot « cock » est un mot d’argot pour désigner le sexe masculin.)

« Il se pencha au dessus d’elle et lut en suivant l’ongle verni de son pouce.
– Métempsycose?
– Oui. Ça sort d’où ça?
– Métempsycose, reprit-il en fronçant les sourcils. C’est du grec: ça vient du grec. Ça veut dire la transmigration des âmes.
– Oh, sois pas casse-bonbons! dit-elle. Dis-nous ça simplement.» (p85)

Un autre mot pour la transmigration des âmes, ou la métempsycose, c’est la réincarnation, une notion fondamentale du bouddhisme. Comment ce qui n’a pas d’identité fixe peut-il être limité dans l’espace ou le temps? Ulysse lui-même en est une illustration, avec les « âmes » errantes méditerranéennes du grec Homère qui vivent et se meuvent à travers le Dublin de l’irlandais Joyce au début du 20ième siècle. Joyce nous donne « la petite journée de la vie, » remplit des manifestations infinies de l’éternel retour ordinaire. C’est pareil à chaque instant, le même de nouveau, encore et encore. « Ulysse est, bien sûr, un jour dans une vie, » a dit Joyce, « mais il pourrait être même la vie d’une seconde. » Et chaque moment est juste ce qu’il est malgré tout. « La couleur de la journée change avec le passage du temps, » a dit Joyce. « Les épisodes d’Ulysse sont éclairés de façon différente. » C’est ainsi car la vie humaine est mesurée par le temps, cette merveilleuse danse sans fin des heures, à travers tout l’univers.

Et donc l’épisode se termine au moment où Bloom entend les cloches de George’s church égrenant les heures, « airain sombre qui résonne »: neuf heure moins le quart. Les cloches lui font penser au « pauvre Dignam, » à l’enterrement duquel il va assister tout à l’heure. « Pourtant la vie c’est comme ça, » a-t-il pensé quelques instants auparavant. « Après le jour vient la nuit. » Et puis il remonte son pantalon et quitte « la pénombre pour sortir à l’air libre. »

— Amy Hollowell Sensei, Montreuil, avril 2007

By | 2017-04-04T06:58:23+00:00 avril 15th, 2007|Art et Zen|1 Comment

About the Author:

Enseignante Zen et poète, Sensei Amy “Tu es cela” Hollowell est née et a grandi à Minneapolis, aux Etats-Unis. Arrivée en France en 1981 pour étudier la littérature et l’histoire, elle y est restée, s’installant à Paris, où elle élève ses deux enfants et gagne sa vie en tant que journaliste. The Zen teacher and poet Amy “Tu es cela” Hollowell Sensei was born and raised in Minneapolis, but came to France in 1981 to study literature and history and has lived in Paris ever since, raising her two children and making a living as a journalist.

One Comment

  1. permi4 19 décembre 2012 at 16 h 43 min - Reply

    L’écrivain Paul de Koch mentionné dans ce chapitre n’est pas référencé dans l’article sur cet auteur de Wikipedia comme cité par Joyce dans Ulysse. Par ailleurs j’ignore de quel ouvrage de de Koch Joyce fait état ici.

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